Mike Treen: Une critique de la théorie des crises
[English text and video at http://links.org.au/node/4156.]
Mike Treen, directeur national du syndicat Unite, explique pourquoi le capitalisme continue à connaître des crises aujourd’hui, et pourquoi ces crises vont se répéter avec une sévérité accrue jusqu’à ce que les travailleurs prennent le pouvoir et imposent une propriété, un contrôle et une planification démocratiques pour répondre aux besoins à la fois de l’humanité et de Mère Nature.
* * *
Links International Journal of Socialist Renewal – Ce qui suit est basé sur les propos de Mike Treen, directeur national du syndicat néozélandais Unite, à la conférence annuelle de l’organisation socialiste Fightback, qui s’est tenue à Wellington, 31 mai – 1er juin 2014, et un séminaire hébergé par Socialist Aotearoa le 12 octobre. Traduit par Gabriel Stollsteiner
* * *
Le National Business Review a rapporté un commentaire du ministre des Finances de la Nouvelle-Zélande, Bill English, le 15 août, qu’il avait à l’occasion fait remarquer lors de discours devant des milieux d’affaires que la Nouvelle-Zélande avait eu, après la Seconde Guerre mondiale, des récessions environ tous les dix ans : en 1957-58 ; 1967-68 ; milieu des années 70 ; milieu des années 80 ; 1997-1998 et 2007-2008. Il observait laconiquement : « On aurait pu penser qu’on les verrait venir. »
Mais bien sûr les économistes, commentateurs et journalistes bourgeois ne les voient généralement pas venir. Cependant, un problème est que l’alternative marxiste a tendance à les voir arriver un peu trop souvent.
Mais c’est un simple fait de la vie que le capitalisme a eu des crises économiques sur une base périodique au moins depuis 1825. Plus ou moins tous les dix ans, le capitalisme passe par un cycle de flambées et d’effondrements, d’expansion et de contraction. Les figures suivantes pour l’économie américaine illustrent cette réalité.
[Figures 1.4 ; 1.5 ; 1.6]
Le capitalisme traverse également des périodes historiques où les cycles industriels d’expansion et de contraction sont plus prononcés dans un sens ou dans l’autre. C’est-à-dire que le capitalisme traverse des périodes de plusieurs décennies comme le long boom post 2GM (les « Trente Glorieuses ») qui impliquent de multiples cycles où les reprises sont relativement plus fortes que les récessions.
De même, il y a d’autres périodes, comme les décennies suivant la crise de 1873, où les phases ascendantes du cycle sont relativement faibles et les phases descendantes plus prononcées.
Comprendre ces fluctuations cycliques est aussi étroitement lié à un autre élément de la théorie marxiste, qui est important pour expliquer ce qui est en train d’arriver – le matérialisme historique – qui est simplement un moyen de voir et de comprendre l’histoire.
Les sociétés, dès lors que les humains commencèrent à produire des surplus conséquents, ont été divisées en classes, où chaque classe est définie par sa relation avec les moyens et le mode de production. Les éléments légaux, politiques, sociaux et culturels de la société émergent de leur fondement économique.
Les relations et modes de production, qui déterminent comment le système économique est produit et reproduit, ont traversé différentes étapes à mesure que la technologie et les forces de production progressaient. Les principales étapes furent l’esclavage, le féodalisme, le capitalisme et les premiers efforts de construction du socialisme.
Les systèmes économiques ne disparaissent pas tant qu’ils n’ont pas épuisé leurs fonctions progressistes en terme d’accroissement de la capacité productive de la société, qui à son tour permet la croissance démographique et le développement culturel. Quand la croissance des forces productives atteint une certaine limite dans le cadre de la société existante, la question se pose : Les entraves constituées par les relations sociales existantes peuvent-elles être jetées à bas et une nouvelle société établie ?
Les réponses de Marx
Marx a consacré sa vie à répondre à cette question en lien avec le capitalisme. Ceci était la question de son point de vue. Des décennies de recherche, des décennies d’écriture, des décennies de réflexion – quand il ne se lançait pas dans les luttes ouvrières et l’occasionnelle révolution quand elles se produisaient. Mais il retournait toujours à sa tâche première.
Les questions-clés étaient de comprendre pourquoi le capitalisme opère de la façon dont il opère et savoir si le capitalisme est un système historiquement limité – s’il va atteindre une limite et devra être dépassé. Les réponses de Marx seront trouvées dans ses écrits, en particulier son grand œuvre connu sous le nom de Capital.
Notre inaptitude, jusqu’ici, à dépasser le capitalisme à une échelle globale signifie que les crises périodiques reviennent encore et encore, chacune causant de grands tourments tout en donnant un puissant élan à la centralisation du capital et à la croissance de la domination monopolistique.
Le fait que le système repose sur une croissance effrénée sur le long terme, et son impératif intrinsèque de maximisation des profits plutôt que des besoins humains, signifie que nous sommes désormais face à l’incompatibilité de ce système avec notre coexistence avec Mère nature.
Les crises tendent donc à être plus importantes, plus prolongées et plus déstabilisantes socialement. Je pense que nous sommes entrés avec la récession mondiale de 2007-2008 dans une nouvelle période de ce type.
Mais il n’y a pas de crise finale dans ce système – sauf descente dans la guerre nucléaire, ou la barbarie émergeant du genre d’hiver écologique ou d’effondrement écologique galopant que le capitalisme semble nous préparer. A moins d’une telle issue désastreuse, le système continuera à poursuivre ses cycles d’expansions et de contractions jusqu’à ce qu’il soit renversé et remplacé.
Ceci ne peut être réalisé que par une force sociale et politique consciente, par une classe qui n’est pas attachée au système par des intérêts matériels. C’est pourquoi la classe travailleuse est la seule classe qui puisse renverser le système. C’est la seule classe qui ne soit pas attachée, par la propriété et le profit, à sa perpétuation. C’est la seule classe avec les effectifs et le pouvoir social, si elle est organisée et suffisamment consciente, à pouvoir atteindre ce résultat et amener un véritable pouvoir majoritaire.
Le défi de Marx
Le problème rencontré par Marx était que le défi, relevé en entamant la rédaction du Capital, était si imposant que tout ce qui nous est parvenu de son vivant, c’est la première partie d’un travail prévu pour en compter six.
Marx publia le volume 1, qui faisait partie du premier volume prévu dans plusieurs éditions. Engels, en utilisant les carnets de travail de Marx, produisit ce que nous connaissons comme les volumes 2 et 3 après la mort de Marx. Ensuite il y avait les Théories de la plus-value – une partie d’une vague ébauche d’une histoire de la pensée économique. Tout cela devait à l’origine constituer le premier volume du projet prévu en six parties.
Il devait ensuite y avoir des volumes supplémentaires sur le travail salarié, l’Etat, le marché mondial et la concurrence. L’œuvre complète devait culminer dans le volume sur le marché mondial. C’était logiquement là que les crises devaient être traitées de façon systématique. Marx ne s’occupe pas des crises sauf dans des fragments éparpillés, principalement dans le volume 3 du Capital et dans sa correspondance.
La méthode de Marx était de commencer au niveau le plus abstrait avant de se déplacer progressivement vers le plus concret. Dans le Capital, il commence par les catégories abstraites de la marchandise et de la valeur, et se déplace vers la formation des prix et le rôle de l’argent et du marché.
Il continue en expliquant l’origine du profit dans la plus-value et lie tout cela avec les origines du capitalisme dans ce qu’il appelle « l’accumulation primitive ». Le traitement systématique de choses telles que les taux de change, le marché mondial et ainsi de suite devaient arriver plus tard.
Il y avait un problème supplémentaire avec ce que nous connaissons sous le nom de volume 2, publié après la mort de Marx. Le volume 2 est en fait davantage un volume sur la façon dont fonctionne le capitalisme que sur la façon dont il ne fonctionne pas. Marx explique comment le capitalisme doit être un système de reproduction étendue ; il présente les formules pour prouver que c’est comme cela qu’il doit exister et, en un sens, qu’il peut exister.
Il y a eu une certaine consternation et des débats à l’intérieur du mouvement socialiste lorsque le volume 2 fut publié. Les idées révolutionnaires de Marx et Engels étaient déjà attaquées au sein de la Social-Démocratie allemande, le parti ouvrier allemand de l’époque, qui était dirigé par des disciples de Marx et Engels. Le volume 2 fut utilisé par les critiques de ces idées révolutionnaires pour « prouver » que le capitalisme marchait et pouvait durer indéfiniment – à l’appui des conceptions de l’aile réformiste de la Social-Démocratie allemande dirigée par Edouard Bernstein.
Etant donné que la cause des crises n’était pas entièrement articulée dans le travail de Marx et Engels, des révolutionnaires comme Rosa Luxembourg commencèrent à chercher des explications à la survenance des crises qui ne rentraient pas tout à fait dans la logique de ce que Marx et Engels avaient écrit. Elle se concentra sur l’épuisement du marché mondial. D’autres se penchèrent sur des choses comme la baisse tendancielle du taux de profit, qui était vue par Marx comme une tendance historique sur le long terme.
Cette logique peut être déduite non seulement de leur principaux travaux économiques mais aussi de leur journalisme et leur correspondance dans lesquels ils analysèrent et écrivirent sur les crises de leur époque jusqu’à la mort de Marx en 1883 et celle d’Engels en 1895.
Le capitalisme a également changé de façon significative depuis les écrits de Marx et Engels. Ces changements doivent être incorporés dans notre compréhension des crises. Le système a évolué du capitalisme industriel, basé sur la libre concurrence, à un capitalisme de monopole.
Nous avons traversé la Grande Dépression des années 30. Nous avons eu l’expérience de la « Révolution keynésienne ». Nous avons eu la contre-révolution de Friedman et les débats dans la théorie économique autour de cela.
Nous avons eu la fin du standard-or international, un événement très important. Nous avons eu la stagflation des années 1970, et le tournant néolibéral dans les années 1980, qui se poursuit de nos jours.
Dernièrement, nous avons eu la « Grande Récession » mondiale de 2007-2009, suivie par une reprise exceptionnellement faible, au mieux anémique dans la majorité du globe.
Nous pouvons nous attendre à un nouveau ralentissement d’ici à quelques années, qui pourrait s’avérer encore pire que la crise précédente.
Théories des crises en opposition
Marx avait très tôt identifié l’essence des crises périodiques du capitalisme en tant que crises de surproduction, et ceci dès le Manifeste du parti communiste en 1848.
J’insiste sur ceci car il y a eu un abandon de cette analyse, y compris parmi les disciples de Marx. De fait, deux des principales écoles des théories marxistes des crises aujourd’hui ne sont pas des écoles fondées sur les crises périodiques de surproduction.
La première école est basée sur la primauté de la baisse tendancielle du taux de profit (BTTP [TROPF en anglais, pour tendency of the rate of profit to fall]). Marx a introduit cette idée dans le volume 3 du Capital comme une tendance historique du capitalisme importante sur le long terme. Marx avait également noté de nombreuses contre-tendances, mais sur de longues périodes la tendance est vraie. Beaucoup d’économistes marxistes utilisent cette importante théorie comme principale explication des crises du capitalisme.
Cette école de pensée est associée à l’universitaire américain Andrew Kliman et les théoriciens britanniques de la tradition trotskiste, dont le dirigeant du British Socialist Workers Party (SWP) Alex Callinicos et le bloggeur prolifique Michael Roberts. Tous les trois auteurs méritent d’être lus, et il y a beaucoup à apprendre de leurs écrits.
Mais l’attachement quasi-monomaniaque à la BTTP pour expliquer les crises leur fait se fourvoyer.
Michael Roberts tente même d’expliquer le cycle de 10 ans sous le capitalisme comme un résultat d’une baisse du taux de profit. Il est bien sûr vrai que chaque crise est associée à une baisse dans le taux de profit, mais ce déclin temporaire est un résultat de la crise, non sa cause.
Callinicos semble nier la croissance réelle du capitalisme depuis les années 1980. Puisque la crise du début des années 80 a dû être le résultat de la BTTP, et puisqu’il n’y a pas eu de contre-tendance assez forte pour surpasser suffisamment la baisse du taux de profit, la crise doit être permanente. Cependant, l’économie mondiale a plus que doublé en taille depuis cette période, et nous avons assisté à une croissance explosive de la production capitaliste en Chine.
L’autre école de pensée d’importance est associée avec la revue américaine Monthly Review et son éditeur John Bellamy Foster. Foster est un auteur important pour le magazine dans les affaires économiques et est un théoricien d’envergure sur la pertinence du marxisme dans la compréhension des défis écologiques d’aujourd’hui. L’école de la Monthly Review est très influencée par les idées keynésiennes. John Maynard Keynes était un économiste pro-capitaliste qui devint très influent à la suite de la Grande Dépression des années 1930.
La théorie économique bourgeoise traditionnelle niait la possibilité que le capitalisme puisse connaître des crises. Keynes, face à la crise des années 1930, était forcé de reconnaître la réalité qui le frappait au visage – que le capitalisme peut avoir des crises et de fait il lui semblait recéler une tendance à la stagnation. Mais il était convaincu que l’Etat pouvait intervenir pour atténuer grandement les crises, sinon les éliminer complètement.
Donc d’un point de vue keynésien, nous n’avons pas une crise de surproduction relativement à la demande monétaire effective, déterminée en dernière analyse par la masse existante et le taux de croissance de la réserve mondiale de la marchandise monétaire – l’or.
Au lieu de quoi, selon Keynes nous avons une crise de sous-consommation qui peut être résolue par l’Etat, en intervenant pour acheter directement des biens, ou en imprimant de l’argent à donner aux gens pour qu’ils le dépensent eux-mêmes et/ou en utilisant des dépenses gouvernementales financées par un déficit budgétaire pour mettre plus d’argent dans l’économie. C’est partiellement pour cette raison que Keynes était en faveur de mettre fin au standard-or, qui permettrait de mener plus facilement ce genre de politique.
La surproduction comme cause sous-jacente des crises, qui est basée sur le concept de Marx de monnaie ou d’argent en tant qu’équivalent universel, a été – particulièrement depuis la fin de ce qui restait du standard-or international en 1971 – pratiquement oubliée, y compris par la plupart de ceux qui se réclament marxistes.
Le système nécessite une mesure de la valeur qui est elle-même marchandise
Une part centrale de la théorie perfectionnée de la valeur-travail par Marx était qu’elle requiert – comme le nécessite la production de marchandise comme système – une mesure de la valeur qui soit elle-même une marchandise.
En fin de compte, l’or émerge en tant que principale marchandise monétaire car il est durable, contient une valeur significative (le montant de travail humain abstrait mesuré en unités de temps) dans une petite quantité, et est facilement divisible. Il ne peut cependant être une mesure de la valeur que parce qu’il a lui-même une valeur en tant que produit du travail, mesurée par sa valeur d’usage monétaire en unités de poids.
L’alternative pro-capitaliste à cette théorie, ainsi qu’à la sous-consommation keynésienne, est surnommée la Loi de Say – un principe économique de l’économie « vulgaire » précoce nommée d’après l’homme d’affaires et économiste français Jean-Baptiste Say (1767-1832). Marx les qualifiait d’économistes « vulgaires » car ils avaient cessé de chercher une explication scientifique à ce qui arrivait et fournissaient plutôt des justifications simplistes pour le capitalisme et ses lois.
Say déclara que la production créait sa propre demande. Les marchandises sont achetées avec des marchandises. La monnaie n’a pas de rôle particulier sinon comme intermédiaire.
Cette idée, combinée au marginalisme – la théorie selon laquelle les marchandises ont une valeur d’échange à cause de leur rareté comparée aux besoins humains – essaie de bannir la théorie de la valeur-travail en prétendant que les choses ont une valeur en raison de leur utilité marginale et qu’une surproduction généralisée de marchandises est impossible.
Essentiellement, c’est une théorie de valeur subjective plutôt qu’objective. Le marginalisme, qui suppose explicitement ou implicitement la Loi de Say, fut la fin de l’économie bourgeoise en tant que science. Toute l’économie bourgeoise d’aujourd’hui est bâtie sur ces deux théories et ne peut s’en échapper.
L’abolition du standard-or a créé des problèmes très concrets avec le système monétaire international moderne basé sur le dollar, l’inflation permanente, les crises régulières de taux de change et ainsi de suite. A la suite de la conférence monétaire de Bretton Woods en 1944 et ce jusqu’à 1971, lorsque Nixon décrocha le dollar du standard-or, l’argent dans son utilisation quotidienne avait presque toujours un lien fixé légalement avec l’or via le dollar américain.
Vous pouviez aller à une banque centrale et exiger une certaine quantité de dollars en échange de votre devise, qui représenterait à son tour une quantité donnée d’or, soutenue par la réserve de lingots de Fort Knox.
Avant 1933, les individus aussi bien que les pays pouvaient exiger de l’or en échange de dollars papier américains. Après 1933 et jusqu’à 1971, les gouvernements étrangers et leurs banques centrales – mais pas les individus – pouvaient faire de même.
Mais après que le standard-or soit complètement abandonné, il y a eu l’hypothèse de la part de beaucoup d’économistes marxistes que Keynes avait peut-être raison sur un point. Peut-être qu’à l’avenir on pourrait simplement créer de l’argent à volonté. L’Etat avait non seulement le pouvoir de créer de la monnaie symbolique représentant de l’or, mais aussi celui de créer à volonté de la monnaie sans lien avec l’or – dorénavant supposément « une marchandise comme toutes les autres » sans rôle spécial…
Grave erreur
Je pense que c’est une grave erreur. En fin de compte, toute monnaie non-marchandise – c’est-à-dire monnaie symbolique et monnaie de crédit - doit être en relation avec une marchandise monnaie comme l’or. Ceci est vrai qu’un standard-or formalisé existe ou non. Cette nécessaire relation économique existe toujours et continue par conséquent à être la cause sous-jacente des crises de surproduction.
Lorsque l’on commença à imprimer de la monnaie à volonté, dans les années 1970, quand Nixon dit : « Nous sommes tous Keynésiens maintenant. », ce à quoi l’on aboutit fût une sévère poussée d’inflation alors que l’argent imprimé perdait de la valeur et perdait son rapport fixe avec la marchandise monnaie, qui demeurait l’or.
Le « prix » de l’or grimpa – c’est-à-dire qu’il fallut de plus en plus de signes monétaires pour représenter la même quantité d’or. Les signes monétaires étaient dévalués, et l’inflation en était le résultat inévitable.
Engels (et Marx) sur les crises de surproduction
La nature d’une crise en tant que crise de surproduction fut articulée par Engels en 1873.
Engels était un homme remarquable. Il travaillait en tant que gérant de son commerce familial à Manchester pour plusieurs décennies, agissant en capitaliste dans le commerce de textile. Il faisait cela afin de pouvoir laisser son ami et partenaire intellectuel libre de travailler sur le Capital. Il détestait ce qu’il faisait.
Engels était une personne brillante mais il savait qu’il y avait une personne – Karl Marx – qui, seule en ce temps, voulait et pouvait réaliser une critique de l’économie politique bourgeoise. Engels était prêt à faire tout ce qui était nécessaire pour permettre à Marx de travailler. La correspondance de Marx et Engels est extraordinairement riche en analyses politiques et économiques.
Engels suppliait Marx d’avancer dans sa tâche d’écrire le livre. Marx promettait encore et encore que c’était sur le point d’être achevé. Il arriva un moment dans sa vie où Engels put abandonner le commerce, et il y a une lettre merveilleuse où il exprime sa joie d’être libéré de son rôle de capitaliste industriel.
Engels écrivit beaucoup pour défendre les vues qu’il partageait avec Marx. L’un de ses principaux travaux fut un ouvrage polémique en 1877 appelé Anti-Dühring, dirigé contre un professeur allemand alors à la mode et aujourd’hui tombé dans l’obscurité. Pour ceux attachés à la BTTP, elle n’est pas mentionnée une fois comme cause des crises. Cependant ils écrivirent un important paragraphe résumant leurs conceptions communes sur l’origine des crises sous le capitalisme. Le voici :
Nous avons vu comment la perfectibilité poussée au maximum du machinisme moderne se transforme, par l'effet de l'anarchie de la production dans la société, en une loi impérative pour le capitaliste industriel isolé, en l'obligeant à améliorer sans cesse son machinisme, à accroître sans cesse sa force de production.
La simple possibilité de fait d'agrandir le domaine de sa production se transforme pour lui en une autre loi tout aussi impérative.
L'énorme force d'expansion de la grande industrie, à côté de laquelle celle des gaz est un véritable jeu d'enfant, se manifeste à nous maintenant comme un besoin d'expansion qualitatif et quantitatif, qui se rit de toute contre-pression.
La contre-pression est constituée par la consommation, le débouché, les marchés pour les produits de la grande industrie.
Mais la possibilité d'expansion des marchés, extensive aussi bien qu'intensive, est dominée en premier lieu par des lois toutes différentes, dont l'action est beaucoup moins énergique.(gras ajouté)
L'expansion des marchés ne peut pas aller de pair avec l'expansion de la production.
La collision est inéluctable et comme elle ne peut pas engendrer de solution tant qu'elle ne fait pas éclater le mode de production capitaliste lui-même, elle devient périodique.
La production capitaliste engendre un nouveau “ cercle vicieux ”.
Le problème est qu’Engels n’expose pas quelles sont ces lois qui régissent la capacité d’expansion des marchés et pourquoi elles travaillent de façon bien moins énergique.
Mais il explique qu’il voit les cycles du capitalisme et les crises qu’ils produisent comme une collision périodique de deux forces opposées – la capacité physique du capitalisme à utiliser la science moderne et la technologie pour étendre la production sans limite, et les lois différentes et moins énergiques qui gouvernent la croissance des marchés.
Lois gouvernant la croissance des marchés
Les lois qui gouvernent la croissance des marchés sont connectées au rôle de la marchandise monnaie en tant que mesure de la valeur et aux changements périodiques dans la profitabilité relative de la production d’or, vis-à-vis de la production d’autres marchandises.
L’or est à la fois l’équivalent universel, la mesure de la valeur, et une marchandise en soi. Sa production reste donc essentielle à la compréhension des lois du capitalisme qui déterminent la valeur, le prix et le profit.
Mais si vous regardez l’histoire du capitalisme il y a une particularité avec l’or, du fait qu’il s’agisse de l’ultime mesure de valeur, en cela que la production d’or tend à évoluer de façon contra-cyclique à la production générale de marchandises. Donc, quand la production dans la société connaît un essor général, la production d’or tend à décliner et durant les périodes de dépression générale dans la société, la production d’or tend à augmenter. Il s’agit là d’un important mécanisme de régulation du capitalisme.
Tandis que les prix en termes d’or (en poids d’or) montent durant la phase ascendante du cycle industriel, le pouvoir d’achat de l’or diminue, la production d’or devient relativement moins profitable et le capital reflue hors de ce secteur, la production d’or ralentit, les taux d’intérêt montent alors que l’argent devient rare, et le bond économique se finit dans un crash.
Quand les prix en termes d’or tombent brutalement dans une crise, le pouvoir d’achat de l’or monte, la production d’or devient relativement plus profitable, et le capital s’épand dans le secteur provoquant une hausse de la production d’or, ajoutant à la réserve croissante d’argent dormant du fait de la crise elle-même, poussant les taux d’intérêt vers le bas, et l’économie se relève.
Le système capitaliste cherche à échapper aux limites de la demande monétaire effective, comme l’expliquait Marx il y a quelques 150 ans, par l’expansion du crédit. Mais le crédit ne peut, malgré tous les miracles réalisés par les ordinateurs modernes aujourd’hui, s’étendre éternellement. A la fin, la dette doit être servie – l’intérêt et le principal payés – et au bout du compte les jeux sont faits. Les taux d’intérêts montent durant la phase d’expansion (surproduction) du cycle industriel, le crédit s’effondre et une nouvelle crise est née.
Le blog Critique of Crisis Theory
Au cours des deux dernières années, j’ai travaillé avec un petit groupe de marxistes en Amérique du Nord, qui tiennent un blog concentré sur l’économie que je recommande fortement. Il est appelé A Critique of Crisis Theory [une critique de la théorie des crises]. Ce que j’étais en train d’expliquer est un résumé de l’essentiel de leurs idées.
Les quelques premiers 40 articles du blog sont en train d’être transformés en ébauche d’un livre. L’auteur de ce blog, Sam Williams, et ses collaborateurs travaillent sur leurs idées économiques depuis des décennies. La création d’Internet a permis à ces idées d’être partagées avec une audience bien plus large qu’il n’était possible auparavant.
Plus récemment, Williams répondait à de nouveaux développements et discutait avec d’autres qui avaient engagé ou critiqué ses idées.
J’ai tenté de critiquer ses conceptions d’un aspect de la théorie économique auquel je pensais être familiarisé – le travail productif et improductif.
Les économistes classiques et Marx reconnaissaient que tout le travail effectué n’était pas productif de valeur et de plus-value. On peut percevoir ceci facilement lorsqu’on regarde le « travail » d’un officier de police, d’un prêtre ou d’un soldat comparé au travail d’un mineur ou un ouvrier d’usine. Je pense qu’on peut identifier lequel est un travailleur productif dans cette image.
Cela devient plus compliqué quand on regarde le travail des employés de banque et des vendeurs en magasin, dont le travail peut être ou ne pas être nécessaire pour que la production ait lieu. Cela devient encore plus compliqué quand on examine les travailleurs dans la santé et l’éducation qui peuvent être employés dans un commerce privé produisant un profit pour le capitaliste. Bref, c’est ce problème que j’ai voulu soulever.
Sam était patient dans ses réponses et a pris le temps de répondre à mes premières questions d’une façon très pédagogique.
Ensuite quand j’ai répondu toujours en désaccord, il écrivit une réponse encore plus longue et complète qui contenait une référence à Einstein, qui, dit-il, a prouvé que la matière et l’énergie sont différentes formes de la même chose, tout comme les biens physiques et les services « non-matériels » peuvent tous les deux être des marchandises incarnant de la valeur-travail. Cela scellait la question pour moi et je concédais qu’ils avaient une bien meilleure compréhension de ce problème.
Ce que j’ai trouvé en suivant le blog est qu’il semblait répondre à beaucoup des questions et doutes que j’avais à partir de ma propre lecture de la théorie économique marxiste qui a été un de mes centres d’intérêt, bien que je ne sois pas un « expert », j’y reviendrais. Depuis ma jeunesse j’ai été très intéressé dans la théorie économique marxiste. Initialement j’avais été assez fortement influencé par un important économiste marxiste belge du nom d’Ernest Mandel. Beaucoup de ce qu’il a écrit reste utile.
Mandel pointe vers l’importance continue du rôle de l’or en tant que marchandise monnaie dans certaines choses qu’il a écrites dans les années 1970. Il a joué un rôle important dans l’analyse des « longues vagues » d’une durée de 40 ou 50 ans qui semblent caractéristiques du capitalisme, ce que je crois être correct.
L’auteur du blog Critique pense aussi que les longues vagues jouent un rôle important et fournissent une explication pour un cycle long basé sur les variations de long terme dans la production d’or, ce qui rend l’argument pour son importance plus puissant encore.
Un autre bon économiste (Anwar Shaikh), qui connait bien son Marx et soutient une interprétation de l’histoire du capitalisme comprenant de longues vagues, a produit un graphique qui soutient Critique of Crisis theory sur ce point. Il suit le mouvement de long terme des prix de gros aux Etats-Unis et au Royaume-Uni.
[Figure 5.7]
Il montre dans ce graphique qu’il y a un mouvement ascendant dans les prix de vente en gros durant la période de longue vague, dominée par des fortes reprises dans les cycles industriels, et une tendance baissière des prix pendant la période de la longue vague où les cycles industriels sont dominés par la phase de contraction du cycle. Le déclin dans les prix de vente en gros est associé à la période de stagnation ou longue dépression sous le capitalisme. Nous avons donc le déclin de 1873-1893, la Grande Dépression de 1929-1939 ; la Grande Stagflation de 1967-1982 et un déclin similaire, qu’il estime indiquer une nouvelle Grande Dépression, à partir de 2008.
Pour produire une version précise du graphique il a dû mesurer les prix en termes d’or puisque dans la période depuis l’abolition du standard-or, il y a eu une inflation permanente dans les prix en monnaie papier qui cache le vrai mouvement des prix en termes d’or.
Cela correspond étroitement avec la position du blog Critique of Crisis Theory. Ceci est bien résumé dans un récent article qui affirme que :
Tandis que la production de matériau monétaire décline, la quantité de monnaie croît à un taux de plus en plus lent comparé au capital réel (capital productif et marchand). En résultat, le crédit remplace de plus en plus l’argent, ce qui finit par étirer le système de crédit jusqu’à ses limites.
L’argent devient rare et les taux d’intérêts montent. Cette situation, en supposant que la production capitaliste est maintenue, ne peut être résolue que par un crash ou une série de crises et les dépressions associées d’intensité et/ou de durée supérieures à la moyenne.
Un des résultats d’une crise ou d’une série de crises d’une violence ou durée supérieure à la normale est une baisse du niveau général des prix – mesuré en terme de la valeur d’usage de lingot d’or – à nouveau jusqu’au-dessous de la valeur des marchandises. Cela rend les industries de production et de raffinage d’or plus profitables que la plupart des autres industries.
Les flux de capitaux se concentrent sur l’extraction et le raffinage d’or, permettant à la production de lingots d’or de monter de nouveau. La quantité de monnaie s’étend avec des taux d’intérêts bas et de « l’argent facile ».
Tandis que le processus de liquidation de la surproduction passée se poursuit, en particulier des marchandises qui servent de moyen de production, l’accumulation de capital (réel) stagne. En résultat, pour une période de temps, le capital monétaire s’accumule à un rythme plus rapide que le capital réel.
Mais une fois que la surproduction accumulée – particulièrement sous forme de capacité productive de plus-value – est liquidée, une nouvelle « soudaine expansion du marché » se produit, menant à une série de cycles industriels dominés par les phases de boom plutôt que les phases de crise et de dépression.
Ce « cycle long » est bâti dans le fondement marchand de la production capitaliste et est le résultat inévitable de la forme marchande elle-même une fois qu’elle est pleinement développée.
Mais ce cycle est aussi affecté par des événements accidentels tels que des découvertes de nouvelles mines riches en or et les améliorations technologiques dans l’extraction ou le raffinage d’or, qui peuvent soit l’affaiblir, soit le renforcer selon les circonstances, ainsi que par des « accidents » tels que des guerres et des révolutions.
L’histoire n’est donc pas une répétition automatique de cycles mais un processus complexe impliquant à la fois la chance et la nécessité.
Williams et ses collaborateurs sont très orthodoxes à demander le retour à Marx sur la nature des crises capitalistes en tant que crises de surproduction généralisée de marchandises, ainsi que l’incorporation des développements majeurs dans le système capitaliste dans les 150 ans écoulés depuis que Marx et Engels ont écrit, et les incorporer dans une meilleure méthode d’expliquer ce qui se produit aujourd’hui.
Une contribution importante
Le blog Critique of Crisis Theory fait une contribution importante à la théorie économique marxiste aujourd’hui. Le blog reçoit des milliers de visites par mois et est en train de gagner en influence dans les débats économiques marxistes. Il reçoit la reconnaissance et le respect qu’il mérite.
La réalité du monde qui nous fait face aujourd’hui est conforme aux thèses centrales du blog. La crise de 2007-2009, plus que n’importe laquelle depuis les années 1930, était clairement une crise mondiale de surproduction. Il y avait simplement trop de maisons, trop de voitures et ainsi de suite. Bien entendu, « trop » du point de vue de « trop » pour être vendu avec un profit, pas en termes de besoins humains.
On ne peut laisser ça aux ‘experts’
Je pense que nous devrions rendre hommage aux fondateurs du socialisme scientifique et donner à la question de la théorie de la crise l’attention et l’importance qu’elle mérite. Nous ne pouvons pas la laisser aux autres, à de soi-disant « experts ».
Je ne suis pas un « expert » en la matière. Elle est restée un intérêt constant pour moi, car il est important que nous la comprenions et parce qu’il est important de comprendre où nous sommes, quel est notre rôle, ce que nous voyons arriver à ce système, qui sera l’agent du changement social et quelles sont les perspectives de le faire arriver dans le monde aujourd’hui. Ce sont toutes ces questions que nous pouvons commencer à appréhender.