Boris Kagarlitsky sur l'Ukraine orientale : la logique d'une révolte

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Par Boris Kagarlitsky, traduit par Renfrey Clarke, Links International Journal of Socialist Renewal ; retraduit Vers le français par Gabriel Stollsteiner

25 mai 2014 -- Links International Journal of Socialist Renewal -- Les bureaucrates russes ont été sincèrement surpris de la réaction de l'Occident officiel – ils ne s'attendaient pas à une telle colère ni à une condamnation aussi unanime. Les politiciens européens sont transportés de furie. La presse majoritaire relate à ses lecteurs l'histoire lamentable de l'agression russe contre l'Ukraine. Les émissions télévisées diffusent des interviews avec des ministres et députés de Kiev, qui implorent la larme à l’œil l'Europe de sauver leur pays de l'ours enragé.

En effet, la réputation de la Russie de Poutine n'est rien de merveilleux – et même pire que celle de l'Union soviétique de Brejnev. Mais ce à quoi nous sommes en train d'assister dépasse de loin l'habituel. Il n'y avait rien de semblable, que ce soit pendant la guerre froide, le conflit Tchétchène, ou le conflit entre la Russie et la Géorgie. On ne devrait pas mentionner l'action de Eltsine de faire donner l'artillerie sur le parlement russe ; à l'époque, l'occident libéral applaudissait.

À Moscou, on s'attendait à des critiques à la suite de l'annexion de la Crimée. Mais c'était il y a plus d'un mois, et les autorités du Kremlin n'ont rien fait de nouveau depuis. Plusieurs fois par jour les officiels russes répètent, comme un mantra, des mots signifiant qu'ils respectent l'intégrité territoriale de l'Ukraine ; qu'ils ne sont pas prêts à annexer qui que ce soit d'autre ; qu'ils ont appelé l'Ouest à travailler à une approche conjointe vis-à-vis de la crise... mais les critiques n'ont pas cessé. Pendant ce temps, plus absurdes les déclarations faites par les dirigeants actuels à Kiev, plus avidement et joyeusement elles ont été gobées. Ce n'est qu'après la signature de l'accord de Genève le 17 avril entre l'Ukraine, la Russie et l'Ouest qu'il y eut un certain adoucissement : les responsables européens découvrent abruptement qu'en Ukraine, il était « nécessaire de traiter avec des groupes ne répondant ni à Kiev ni à Moscou », et il fut reconnu qu'il « manquait de preuves claires » d'une interférence de Moscou. Mais des avertissements furent toujours envoyés ;si les autorités russes ne se conduisaient pas comme il faut, il pourrait bientôt y avoir de telles preuves.

Les arguments du Kremlin dans cette affaire n'ont pas fonctionné, et ne peuvent fonctionner, pour la simple raison que les politiciens occidentaux ne sont en ce moment pas spécialement intéressés par ce que la Russie officielle pense ou dit. Ces politiciens savent parfaitement qu'il n'y a pas d'invasion russe, et ceci, précisément, est le principal problème international pour eux. Admettre seulement cela signifie admettre que le gouvernement de Kiev est parti en guerre contre son propre peuple. Parler de la République Populaire de Donetsk comme d'un phénomène politique indépendant est impossible, car cela exigerait de poser la question et les raisons de la protestation populaire, et de lister ses revendications. Le discours sur les agents du Kremlin et les omniprésentes troupes russes – qui sont impossible à découvrir, mais ont occupé près de la moitié de l'Ukraine sans tirer un coup de feu ni se montrer sur le territoire ukrainien – joue le même rôle de propagande contre la République de Donetsk que celui de la propagande antibolchévique de 1917 par les histoires d'espions allemands et d'argent du grand état-major-général allemand.

Le but ici n'est pas tant de discréditer les opposants aux autorités actuelles, de les dépeindre en traîtres à leur pays, que de dissimuler l'essence de classe du mouvement qui s'est levé, sa base sociale. Une peur à moitié inconsciente s'est emparée du public libéral, des intellectuels et politiciens aux bourgeois décents et presque progressistes, et les force à croire les divagations les plus manifestes, à répéter n'importe quelle ineptie grossière, du moment que la lutte des classes n'est ni mentionnée ni pensée de façon sérieuse. C'est-à-dire, non pas la lutte des classes telle que décrite dans les tomes savants ou dépeinte par le meilleur cinéma d'avant-garde, mais telle qu'elle survient dans la vraie vie, et telle qu'elle devient un fait politique concret.

Les nouvelles autorités de Kiev lancent les mêmes accusations aux forces anti-Maïdan dans le sud-ouest, et déploient les mêmes théories du complot à leur sujet, que la propagande de Ianoukovitch employait il y a quelques mois à propos de Maïdan. Mais tout cela est maintenant répété à une échelle dix ou cent fois supérieure à auparavant, et prend des formes totalement grotesques.

Les parallèles entre Maïdan et anti-Maïdan sont assez légitimes. L'argent étranger, bien sûr, a été un élément dans chaque cas, de même que l'influence étrangère. L'argent étranger ruisselant vers Maïdan était américain et d'Europe occidentale, tandis que dans le cas d'anti-Maïdan, il était russe (ou, plus probablement, de l'argent russe était impliqué en chaque occasion). L'Ouest, en revanche, n'a pas seulement dépensé beaucoup de fois plus d'argent, mais l'a investi de façon beaucoup plus efficace et avisée. Mais tout comme la victoire de Maïdan en février n'était pas et ne pouvait être le résultat des machinations politiques occidentales, la révolte réussie de centaines de milliers (et peut-être de millions) de personnes en Ukraine orientale ne peut être expliquée sur la base de l'ingérence russe.

Les différences, en revanche, ont été bien plus importantes que les similitudes entre ces deux mouvements. Les distinctions-clés qui doivent être faites ne sont même pas idéologiques, bien que la comparaison entre les slogans dominants – fascistes dans le cas de Maïdan, revendications de droits sociaux à Donetsk, accompagnées dans ce dernier cas de chants de l'Internationale – mérite indubitablement d'être faite. Les différences idéologiques reflètent en fin de compte la nature sociale et la base de classe fondamentalement différentes des deux mouvements. Bien entendu, la révolte du sud-est n'est pas seulement la négation de Maïdan, mais aussi sa postérité et sa continuité, tout comme octobre 1917 était simultanément la postérité et la continuité de la révolution de février, en même temps que sa négation. La nature élémentaire d'une crise révolutionnaire, une fois qu'elle s'est élancée hors de contrôle, attire dans son orbite de nouvelles strates de la société, de nouveaux groupes et classes qui n'avaient pas pris part à la politique auparavant.

Jusqu'à récemment, la lutte politique était un privilège de la « société active », constituée de l'intelligentsia libérale et des classes moyennes de la capitale, à l'aide de laquelle il était toujours possible d'invoquer un certain nombre de membres fervents de groupes marginaux, avant tout des jeunes sans-emploi d'Ukraine occidentale. Le concept de démocratie que beaucoup à gauche partageaient, quoique tacitement, avec leurs collègues libéraux était la politique en tant qu’activité réservée aux professionnels ou en tant que divertissement destiné aux couches moyennes. Dans ce spectacle, les masses laborieuses (pas seulement au sud-est, mais à Kiev également) se voyaient au mieux assigner le rôle de votants ou de spectateurs passifs, et au pire, de cochons d’inde bons pour leurs expériences. L’idée que cette masse, silencieuse et apparemment apolitique, de gens préoccupés par la lutte quotidienne pour leur survie, puisse jouer un rôle actif et indépendant dans les événements, n’est pas entrée dans la tête de l’intelligentsia libérale ou des élites politiques de tout bord. Aujourd’hui encore, l’idée est perçue par cette sorte d’individus comme une impossibilité, un cauchemar invraisemblable.

La révolte des hooligans

Les événements de printemps 2014 devaient arriver tôt ou tard. Les précurseurs de ces développements n’eurent même pas lieu en Ukraine, mais en Bosnie, où au mépris de toutes les conventions, des foules de travailleurs et de chômeurs enragés allèrent dans la rue en opposition au système établi, s’unissant sous des slogans communs et faisant voler en éclat les schémas politiques traditionnels basés sur la division de la société en groupes ethnico-religieux. Les vagues de la lutte qui ont balayé les rues des villes de l’est et du sud de l’Ukraine, tout comme les manifestations en Bosnie, ont radicalement altéré la sociologie de la vie politique. Au premier plan étaient les masses, avec leurs exigences, intérêts, espoirs, illusions et préjugés. Elles sont radicalement différentes des héros romantiques de livres pour enfant, et leur conscience de classe était initialement à un niveau embryonnaire. Mais une fois qu’elles commencèrent à agir, elles étaient destinées à apprendre et comprendre la science de la lutte sociale.

Il faut reconnaître que l’expérience du Maïdan de Kiev n’est pas allée en pure perte. En se soulevant en révolte contre les autorités de Kiev, les habitants du sud-est de l’Ukraine on fait usage des mêmes méthodes par lesquelles les radicaux d’extrême-droite ont forcé le régime précédent à se soumettre à leur volonté. Les manifestations de rue évoluèrent rapidement en prise des bâtiments administratifs. Mais les activistes de Donetsk et Lougansk, refusant de se limiter à occuper les bâtiments des administrations régionales, annoncèrent la fondation de leur propres républiques populaires. Tandis que la république populaire de Lougansk restait jusqu’à mi-avril principalement un slogan du mouvement de masse, à Donetsk cela prit rapidement les allures d’un régime alternatif. Cela fut facilité par les prises des postes de milices locaux et d’autres installations étatiques. Certaines de ces prises furent le fait de foules insurgées, mais dans bien des cas des groupes armés disciplinés furent impliqués – d’anciens membres des forces spéciales de police Berkut et d’autres organes ukrainiens de maintien de l’ordre dissous par le nouveau gouvernement de Kiev ou qui avaient désertés (certaines unités quittèrent le service pratiquement en plein effectif, prenant leurs armes et munitions avec elles).

La propagande officielle de Kiev répondit en décrivant les anciens officiers de leurs propres agences de maintien de l’ordre comme des forces spéciales russes spetsnaz. Mais parmi la population du sud-est de l’Ukraine, favorables à la Russie, ces accusations ne servirent pas à discréditer la révolte, mais étaient plutôt une publicité pour elle. Plus les autorités de Kiev et leurs soutiens parlaient d’une intervention directe de la Russie dans la région et même de son « occupation », plus les habitants des localités concernées rejoignaient les manifestations.

Le principal déclencheur de la révolte, cependant, n’était pas les sympathies pro-russes de la population locale, ni même l’intention déclarée des dirigeants de Kiev d’abroger la loi donnant au russe le statut de « langue régionale ». Le mécontentement s’accumulait depuis longtemps dans le sud-est, et la goutte qui fit déborder le vase fut l’aggravation dramatique de la crise économique, aggravation qui suivit le changement de gouvernement à Kiev. Après avoir signé l’accord avec le Fond Monétaire International, les autorités décrétèrent une hausse abrupte des prix du gaz et des médicaments, et une explosion sociale devint inévitable. Dans l’ouest du pays et dans la capitale, l’indignation grandissante fut contenue pour un temps par l’utilisation d’une rhétorique nationaliste et d’une propagande antirusse. Mais appliquée aux habitants de l’est, cette méthode eut l’effet inverse. En essayant d’éteindre les flammes dans l’ouest, les autorités versèrent de l’huile sur le feu dans l’est.

« J’ai du mal à croire le changement chez mes compatriotes », écrivait Yegor Voronov, un habitant de la ville de Gorlovka, sur le site ukrainien Liva. « Il y a à peine six mois ils étaient de simples hommes du commun qui regardaient la télévision et se plaignaient du mauvais état des routes et des services communaux. Maintenant ce sont des combattants. En quelques heures, près du bâtiment de l’administration régionale, je n’ai pas rencontré une seule personne qui vienne de Russie. Les gens étaient de Marioupol, Gorlovka, Dzerzhinsk, Artëmovsk, Krasnoarmeysk. A côté de moi se tenaient des résidents ordinaires du Donbass – les personnes avec qui on voyage tous les jours dans le bus, à côté de qui on se tient dans la file d’attente, avec qui on se dispute quand ils laissent la porte de la cage d’escalier ouverte. Ils n’étaient pas la classe moyenne de Kiev, séparée du peuple par leurs « circonstances » spéciales, mais des travailleurs de tous les jours. Et on ne saurait le nier, il y a quantité de chômeurs dans ces zones. Ici étaient tous ceux qui, pour le dernier mois et demi, ont été priés, dans leurs bureaux privés et les entreprises d’État, d'avaler une coupe dans leurs salaires misérables. Alors voici une autre conclusion – plus les salaires des résidents du Donbass sont coupés ou comprimés aujourd’hui, plus Kiev aura de manifestants dans l’est ».

Les personnes qui ont manifesté contre les autorités à Donetsk, Lougansk et beaucoup d’autres villes ukrainiennes n’avaient pas une connaissance particulière de la politique, ni même un plan d’action clair. La confusion dans leurs slogans, ainsi que leur utilisation simultanée de symboles religieux et de symboles soviétiques ou révolutionnaires, doit sans nul doute choquer les stricts connaisseurs de l’idéologie prolétarienne. Le problème est que ces idéologues eux-mêmes ont été si incommensurablement éloignés des masses, qu’ils ne peuvent et ne veulent pas, non seulement instiller une « conscience correcte » dans leurs rangs, mais ne serait-ce que les aider à donner un sens aux questions politiques actuelles. Tandis que le mouvement s’est mis à tâtonner la voie, spontanément et difficilement, sur son chemin politique, trouvant une expression générale au sentiment anti-oligarchique de protestation sociale, les membres de la gauche, à l’exception de quelques activistes à Donetsk et Kharkov, se sont occupés à des discussions abstraites dans les étendues de l’Internet.

Il était tout à fait prévisible que l’intelligentsia libérale, aussi bien ukrainienne que russe, accueille les manifestations des masses avec une éruption de haine et de mépris. Les travailleurs qui gagnèrent les rues eurent leur lot de sobriquets malveillants. Ils furent raillés comme « lumpens », « déchets », « hooligans » et le plus amusant, vatniki [« doudounes »]. Cependant, dans l’ensemble, la figure caricaturale du vatnik, copié du héros de dessin animé américain Bob l’éponge, suggère précisément un individu indéfectiblement loyal aux autorités étatiques et complètement pris par la propagande gouvernementale. A cet égard les personnes qui en Ukraine méritent le plus d’être considérées comme vatniki étaient les intellectuels, qui ont répété sans critique n’importe quelle propagande avancée par le nouveau gouvernement, y compris la plus absurde.

Il devrait être noté que dans la compétition de mensonge engagée entre les services de propagande de Moscou et de Kiev, ce sont clairement les ukrainiens qui remportent le premier prix. Ce n’est pas que les russes aient menti moins, mais ceux de Kiev ont menti de façon plus téméraire et inventive, sans montrer le moindre égard pour la vérité et sans même se demander si les images télévisées qu’ils montraient avaient la moindre relation avec le commentaire. Ce dernier consistait uniquement en récits passionnés de véhicules blindés repoussant héroïquement des foules de troupes des forces spéciales russes, qui essayaient de les gaver de confitures et de marinades fait-maison.

Il n’est pas du tout surprenant que l’intelligentsia libérale ait vue le peuple ordinaire de Donetsk, ou de n’importe où ailleurs, comme des ennemis et une menace au « progrès » (tel que l’intelligentsia le comprend). Il est bien plus intéressant de méditer les raisons pour lesquelles une certaine partie de la gauche de chaque côté de la frontière a pris position dans la même veine que les libéraux. Tandis que les événements se déroulaient, les libéraux de gauches ukrainiens ont au moins nuancé leur point de vue et ont reconnu que certaines demandes du Donbass étaient justifiées (ceci peut être jugé d’après les résultats de la conférence de Kiev « la Gauche et Maïdan »). Mais leurs homologues russes et occidentaux ont pris une position d’incompatibilité totale, se solidarisant entièrement avec le gouvernement de Kiev et les dirigeants de l’Union Européenne. De nombreuses « eurogauches » ont aussi exprimé ce point de vue, en particulier celles parmi elles qui avaient auparavant souligné le besoin de se concentrer sur des thèmes comme le multiculturalisme, la tolérance et le politiquement correct.

Observant cela, le politologue de Kiev Vladimir Ishchenko notait avec abattement : « C’est un sentiment étrange, lorsque l’armée est déjà avec le peuple, et beaucoup de gauchistes (anarchistes !!!) sont encore avec les autorités. »

A l’évidence, la situation ne peut être expliquée purement sur la base d’une logique idéologique. Les individus et groupes impliqués ici cherchent à tracer leur pedigree politique jusqu’à une révolution de 1917 mythifiée et embellie. Il est significatif que dans bien des cas ils emploient les mêmes arguments contre la révolution actuellement en cours dans l’Ukraine du sud-est que ceux utilisés contre les Bolchéviques par leurs adversaires il y a un peu moins d’un siècle de cela.

Nous avons maintenant vu un quart de siècle d’hégémonie réactionnaire s’écouler, avec l’effondrement politique et moral du mouvement de gauche (non seulement dans le territoire de l’ancienne URSS, mais dans d’autres pays également).

Sur de nombreuses années, le spectacle du politiquement correct et le respect des droits des minorités est supposé avoir pris la place des politiques de classe et de masse. Rien de ceci, bien entendu, n’est arrivé sans avoir un effet. Au niveau de la conscience sociale, nous avons été jetés un siècle et demi en arrière. Une partie de la responsabilité revient à l’intelligentsia, qui a depuis longtemps oublié sa mission populaire et s’est occupée de jeux culturels et idéologiques raffinés, au lieu de travailler avec les masses et pour les masses.

Précisément pour cette raison, le mouvement de Donetsk avec toutes ses contradictions et même ses absurdités, telles qu’icônes et tricolores à côté du drapeau rouge, a fourni une image de première facture de l’état de développement duquel les actions des travailleurs émergèrent au dix-neuvième siècle. Cependant la République de Donetsk, si on l’examine attentivement, rappelle plus que tout les formations politiques spontanées que les travailleurs créèrent « avant l’avènement du matérialisme historique ».

Devant nous se trouve la véritable classe ouvrière – grossière, désordonnée et dépourvue de politiquement correct. Quiconque n’aime pas l’état idéologique et culturel de la classe devrait partir et travailler avec les masses. La bonne chose est que personne n’empêche quiconque d’aller dans la foule avec des drapeaux rouges et des tracts socialistes (contrairement à Maïdan, où les drapeaux furent déchirés, et les agitateurs de gauche battus et chassés de la place).

Le futur de la République de Donetsk reste indécis, et cela représente une immense opportunité historique, dont il n’y avait pas même la trace durant les manifestations de Maïdan, dont les dirigeants ne pouvaient pas toujours contrôler la foule, mais gardaient un contrôle rigide et efficace de l’agenda politique. En comparaison, la République de Donetsk formule son agenda d’en bas, littéralement à la volée, en réponse au sentiment public et au cours des événements. A strictement parler cette république n’est même pas un État – bien plutôt, elle se monte à une coalition de diverses communautés, pour la plupart auto-organisées. Dans son essence, elle est la parfaite incarnation du concept anarchiste d’ordre révolutionnaire. Curieusement, les anarchistes eux-mêmes refusent d’avoir quoi que ce soit à faire avec cela, préférant répéter la rhétorique étatique et patriotique des nouveaux dirigeants de Kiev.

Il n’est pas difficile de deviner que la raison pour laquelle l’auto-organisation de la République de Donetsk fonctionne relativement bien est que les restes de l’ancien appareil administratif poursuivent leurs opérations habituelles comme si rien d’extraordinaire ne se passait, tandis que toutes les questions de gouvernement sont en dernière analyse réduites à l’organisation de la défense. Mais est-ce si différent de la Commune de Paris (pas la commune idéalisée et romancée, mais celle qui exista réellement) ? Si la république populaire à Donetsk survit encore un temps, elle va sans aucun doute changer, et il est loin d’être certain que cela sera pour le meilleur. Mais en livrant sa première bataille, la république a déjà démontré l’immense potentiel de l’auto-organisation des masses. Des gens non-armés sont parvenus à stopper des unités de l’armée ukrainienne et à poursuivre l’agitation avec les soldats, faisant voler en éclat « l’opération anti-terroriste » initiée par Kiev. Cette résistance pacifique ne va pas seulement passer dans l’histoire, mais deviendra aussi une part importante de l’expérience sociale collective des travailleurs ukrainiens et russes.

Catastrophe de la classe moyenne

Les événements à Kiev qui commencèrent en hiver 2013 peuvent légitimement être décrits comme la dernière « révolte de la classe moyenne » en date. Si nous commençons au début de ce siècle, ces révoltes se sont déroulées littéralement dans le monde entier, des États-Unis au Brésil en passant par les pays arabes. La Russie et l’Ukraine ne font pas figures d’exceptions. Mais bien que ces révoltes aient eu toute une série de caractéristiques communes, leurs agendas politiques sont loin d’avoir été toujours similaires. Dans certains cas, des slogans démocratiques généraux ont été combinés avec la demande de réformes sociales progressistes dans l’intérêt d’une majorité de la population, tandis que dans d’autres ces slogans ont été entrelacés avec l’égoïsme de groupe le plus primitif, transformant dans les faits une rhétorique démocratique en une couverture pour des programmes qui dans leur essence ont été clairement non-démocratiques.

Cette cohérence n’est pas accidentelle. En raison de la place intermédiaire extrêmement incertaine qu’occupe la classe moyenne dans la société contemporaine, elle est également extrêmement instable en terme idéologique et politique, sujets à des vacillations à la fois vers la gauche et la droite. De même, ce n’est pas un hasard si dans les pays du « centre » global les manifestations des classes moyennes sont plus souvent progressiste que l’inverse, tandis que dans la périphérie l’inverse est vrai. Plus grande est la classe moyenne, plus ses membres sont conscients de leur condition de travailleurs embauchés, moins la classe a d’illusions concernant sa position, ses attributs et ses perspectives. En comparaison, la couche moyenne plus étroite dans les pays de la périphérie et semi-périphérie sont plus souvent enclins à des illusions élitistes, et à voir leur position menacée non pas par l’instauration de réformes néolibérales, mais par les revendications, de la part des dépossédés et des bas ordres invariablement « arriérés », à une plus grande part du gâteau. Cependant l’image de soi de la classe moyenne, son idée de ses propres capacités et perspectives, se résume souvent à l’assortiment des illusions et mythes les plus improbables. Plus est périphérique l’économie d’un pays, plus absurdes se révèleront être ces vues.

Ces fausses conceptions peuvent, bien sûr, être guéries. Pourvu qu’un pays ait une forte tradition civique et qu'un mouvement de gauche y soit présent, un projet de modernisation démocratique radicale peut être développé, et même dans de tels cas cela va entraîner derrière lui une partie de la classe moyenne – comme cela est arrivé, par exemple, au Venezuela. Mais dès qu’un tel projet rencontre des difficultés ou cesse d’aller de l’avant, on voit comment un section de la classe moyenne se tourne vivement vers la droite.

Le paradoxe repose dans le fait que le mouvement de l’intelligentsia de gauche, qui depuis de nombreuses années n’avait pas le moindre lien avec les travailleurs mais a fait corps avec la classe moyenne, a partagé pour la plupart les vacillations de sa base sociale. Pour la gauche, maintenir ses liens avec la bourgeoisie ne pose pas de gros problèmes, étant donné que la structure sociale de la société moderne est maintenant très différente de ce qu’elle était du temps de Marx. Mais la tâche de la gauche est de travailler à la formation d’un bloc social large dans lequel la classe moyenne travaille avec la majorité de la société, et avant tout la classe ouvrière. Autrement, l’agenda politique de la classe moyenne devient réactionnaire, et la gauche, en servant cet agenda, finit non seulement par induire en erreur et dérouter ses camarades, mais objectivement (et non seulement objectivement) sert les intérêts de la réaction. En fin de compte, les victimes de ce processus incluent la classe moyenne elle-même.

C’est ce qui est arrivé en Ukraine. Ou plus précisément, à Kiev.

Les otages du Maïdan

Au vu des événements, les idéologues de la classe moyenne éclairée ont été contraints de remarquer l’hégémonie non dissimulée de la droite, et de saisir vers où se dirigeait le vecteur idéologique du mouvement. Mais ils se sont limités à faire des excuses triviales sur l’air du « les fascistes et les disciples de Bandera n’étaient pas les seuls à Maïdan. » C’est comme si le débat concernait la composition de la foule, et non sur qui jouait le rôle dominant dans la foule, exerçant l’hégémonie idéologique et politique.

D’un certaine manière, la situation aurait été moins dangereuse si la foule à Kiev consistait uniquement en de fascistes convaincus. Même parmi les militants des « centuries » Banderistes, tous n’étaient pas des fascistes engagés ; on ne naît pas adhérent au fascisme, pas plus qu’on ne naît communiste, socialiste, ou, croyez-le si vous voulez, libéral. Mais les rangs Banderistes, après avoir subi la socialisation correspondante, finissant dans les centuries, et prenant part à leurs actions, sont en effet en train de devenir d’authentiques fascistes.

Maïdan devint une réelle menace pour la démocratie principalement parce que l’extrême-droite est parvenue à gagner l’ascendant sur les masses d’individus ordinaires des classes moyennes de la capitale, ainsi que la jeunesse étudiante et une section de l’intelligentsia. Les intellectuels de la gauche libérale, bien que voyant clairement qui était présent dans les ingrédients du cocktail de Maïdan et qui faisait le mélange, joignirent le mouvement au lieu de parler contre celui-ci. Ces intellectuels portent donc une responsabilité directe dans les conséquences politiques de ce qui s’est passé, mais aussi sur le sort personnel des nombreux individus qu’ils attirèrent dans le mouvement.

En soutenant le développement de Maïdan, les libéraux de gauche ont livré des gens ordinaires à une reprise idéologique, permettant et aidant leur transformation en « matériel humain », une ressource utilisée dans l’implémentation de l’agenda de la droite (dès lors qu’il n’y avait pas d’autre agenda à Maïdan, et ne pouvait en avoir au milieu de l’hégémonie complète des forces réactionnaires). Ils créèrent une atmosphère psychologique et culturelle propice à une nouvelle vague de réformes antisociales, planifiées par les leaders politiques de l’opposition ukrainienne.

Bien sûr, s’opposer à Maïdan dans un contexte d’euphorie générale, tout en tenant tête à la pression des médias de masse et à l’hégémonie conservatrice-nationaliste, était difficile et parfois dangereux aussi. Les militants de Maïdan commencèrent à utiliser la violence physique contre les voix discordantes avant même que le pouvoir ne finisse entre leurs mains.

Ensuite, un mois et demi après les événements à Kiev, d’autres gens arrivèrent dans les rues de villes ukrainiennes, des gens n’ayant rien de commun avec la classe moyenne de la capitale, et le registre et le ton du discours des intellectuels changèrent dramatiquement. Les critiques intellectuelles de la république de Donetsk récoltèrent les preuves avec la ténacité et la mauvaise foi d’un procureur de province chargé d’un cas manifestement bancal. Maïdan fut pardonné pour son usage agressif de la violence, pour les cocktails Molotov lancés non sur des blindés mais directement sur des personnes, aux conscrits que le gouvernement avait disposés en cordon.

Cependant, la république de Donetsk fut condamnée pour les tentatives de ses partisans d’arrêter des tanks à mains nues, sans armes et sans tirer sur qui que ce soit ; quand la république était concernée, on ne laissa rien passer. Il va de soi qu’il y a eu une bonne part de manifestations en Ukraine orientale qui contredisent nos idées d’une esthétique révolutionnaire « correcte », mais pourquoi les intellectuels de gauche ont-ils été si indulgents envers l’esthétique de Maïdan dans ce qui semblerait être des circonstances similaires ? Pourquoi ont-ils pardonné les portraits de Bandera, les « drapeaux d’un Etat étranger » (l’Union Européenne), les symboles nazis, les slogans racistes, et, plus important, l’agenda ouvertement antisocial, réactionnaire et antidémocratique des dirigeants officiels du mouvement ? Les doubles standards sont sans aucun doute la norme de la propagande, mais en l’espèce nous avons affaire non pas à des journalistes de chaîne télévisée étatique, mais à des intellectuels, qui se targuent de leur indépendance et de leur pensée critique.

Les manifestations au sud-est de l’Ukraine semblait avoir donné aux intellectuels tout ce dont ils avaient rêvé depuis de longues années, si l'on en croit leurs mots et écrits. La résistance non-violente, l’enrayement de la machine militaire étatique n’auraient-elles pas du enchanter les « verts » et les anarchistes ? Les groupes locaux spontanément organisés ne sont-ils pas les mécanismes idéaux de l’auto-gouvernance ? Et pourquoi l’apparition dans les rues d’une masse de travailleurs est-elle en porte-à-faux avec les prophéties et plaidoyers de certains marxistes ? Pourquoi les intellectuels de gauche ne se réjouissent-ils pas ? Pourquoi rejoignent-ils le chœur des fascistes et instigateurs de pogroms, appellent-ils à des représailles sanglantes sur les rebelles, ou au mieux, gardent un silence honteux ?

Ici, comme indiqué par les enseignements de Docteur Freud, nous voyons ce qui n’est pas tant une incohérence idéologique qu’une terreur inconsciente. La raison pour laquelle les intellectuels attaquent la république de Donetsk n’est pas seulement et pas tant parce qu’ils souhaitent la condamner, que parce qu’ils espèrent se justifier, se prouver qu’ils ne se sont pas trompés, et plus crucialement, s'assurer qu’aucune culpabilité ne leur est attachée pour leur soutien aux nationalistes de Maïdan. Tout leur raffinement intellectuel, leur acuité d’esprit, est allée dans la confection d’arguments visant à justifier l’extrême-droite ou la collaboration avec ses membres.

Le soutien sans critique affiché par les intellectuels pour Maïdan est affligeant non seulement car il les force à une situation moralement catastrophique. Bien pire est le fait qu’une fois qu’ils se sont retrouvés sur ces rails, il leur est très difficile d’en descendre. Prendre cette position isole les intellectuels non seulement des masses qui se sont soulevées dans un mouvement authentiquement révolutionnaire dans l’Ukraine du sud-est, mais aussi du grand nombre de soutiens et d’activistes de Maïdan, qui hier éprouvaient des doutes, aujourd’hui sont désabusés, et demain rejoindront les manifestations, peut-être dans les premiers rangs. Les gens ordinaires peuvent changer de vues, même dans des directions opposées, relativement facilement et sans honte. Mais pas les intellectuels. Les gens ordinaires peuvent toujours dire, « ils m’ont trompés ». Les intellectuels doivent avouer : « J’ai trompé les gens. »

Donetsk dans l’ombre de Moscou

Ce n’est pas un secret que les masses insurgées du sud-est de l’Ukraine ont compté sur le soutien de Moscou. Déployant les tricolores et scandant des slogans sur leur amour pour la Russie, ils espéraient sincèrement attirer l’Etat frère de leur côté. Cet espoir a uni ceux qui rêvent d’une unification avec la Russie, d’autres qui désirent une fédéralisation de l’Ukraine, d’autres encore qui espèrent simplement que la puissance de la Russie défendra les habitants de la région de la répression de Kiev. Mais dès le début, la Moscou officielle a pris une position ambiguë sur les événements en cause. Tout en soutenant clairement un mouvement dirigé contre le gouvernement ouvertement inamical  de Kiev, elle est moins que tout prête à soutenir une révolution populaire, même si le dénouement servirait à une expansion de l’État russe. Les fonctionnaires du Kremlin ne se réjouissent pas à l’idée de recevoir comme nouveaux sujets des masses d’insurgés organisés, souvent armés, et ayant acquis l’habitude de lutter activement pour leurs droits. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte d’une crise socio-économique accrue au sein de la Russie elle-même. On exporte parfois des révolutions, mais rares sont les responsables étatiques à vouloir en importer une.

Moscou n’a jamais voulu conquérir l’Ukraine ou la démembrer. Non pas parce que le Kremlin aurait été loyal aux intérêts d’un État voisin, mais simplement parce que les dirigeants russes n’avaient pas la moindre visée stratégique. Les élites russes d’aujourd’hui sont fondamentalement incapables de penser stratégiquement. Deux circonstances ont exacerbé la situation. Premièrement, il s’est révélé impossible de consolider les résultats obtenus en Crimée. L’annexion de la Crimée à la Russie était indubitablement une improvisation, et moins de la part de Moscou que de la part des élites de Crimée, qui ont réagi à une situation modifiée et l’ont exploitée dans le sens de leurs intérêts. Mais une fois la Crimée annexée, la principale tâche à laquelle la diplomatie russe était confrontée était de défendre l’acquisition. Ceci impliquait notamment de sacrifier les intérêts du sud-est ukrainien. Pendant ce temps la société russe, contrairement à l’intelligentsia libérale, a massivement soutenu les insurgés de Donetsk, et ceci a placé le Kremlin dans une situation très difficile. Encourager énergiquement de telles dispositions signifierait créer une culture de résistance et de révolte dans les masses. Mais un brusque changement de cap, impliquant un refus d’aider les rebelles, serait risqué ; les états d’âme patriotiques, cultivés par les autorités russes elles-mêmes, prendraient le caractère d’une protestation.

Dans une telle situation la politique du Kremlin est nécessairement ambiguë et contradictoire, mais nous avons assisté à un curieux moment de vérité quand un accord entre la Russie, l’Ukraine et l’Occident a été signé à Genève le 17 avril. Au premier coup d’œil tout semble solide et conventionnel ; il y eut des appels à la réconciliation, le désarmement et les concessions mutuelles. Mais avant même que la rencontre commence, la partie russe, prétendument pour des raisons techniques, renonça à son exigence que des représentants de l’Ukraine du sud-est prennent part aux pourparlers. Plus tard, il fut dit que la délégation russe à Genève avait présenté le point de vue des organisations d’Ukraine orientale, en particulier, les Parti des Régions et d’autres structures oligarchiques. La République Populaire de Donetsk, la seule force qui unisse véritablement la population et contrôle la situation au niveau local, n’était pas même mentionnée.

Le texte du document final indique clairement que Moscou ne faisait pas obstacle à la liquidation de la république de Donetsk : « Parmi les mesures dont nous soutenons l’implémentation sont les suivantes : toutes les organisations illégales armées doivent être désarmées ; tous les bâtiments illégalement occupés doivent être retournés à leurs propriétaires légitimes ; et toutes les rues, places et autres endroits publics occupés doivent être vidés. Une amnistie doit être mise en place pour tous les manifestants exceptés ceux qui ont commis des crimes sérieux. »

En principe, l’idée centrale qui sous-tend l’accord, et qui unit les différentes parties, est le refus de reconnaître la république de Donetsk en tant que fait politique. C’est le consensus sur ce point qui servit de base réelle au pacte. La sous-section sur le désarmement des « organisations illégales » a été écrit de façon à satisfaire les nouvelles autorités de Kiev. Formellement, la sous-section propose le désarmement de chaque côté. Mais le gouvernement de Kiev doit garder son armée, les services de sécurité et la Garde Nationale. La République de Donetsk n'a pas d'organisation armée, exceptée sa milice "illégale". Lavrov déclara après l'événement que par organisation illégale il avait également en tête la Garde Nationale, mais il n’y a pas un mot là-dessus dans le texte de l’accord. Le côté ukrainien et l’Occident vont interpréter l’accord différemment, et en terme juridiques ils auront parfaitement raison : la Garde Nationale a été établie par une décision officielle du gouvernement, avec le consentement de la Rada Suprême. Quant aux centuries «sauvages » et les éléments de Praviy Sektor qui n’ont pas encore été légalisés via leur incorporation dans la Garde Nationale, le gouvernement de Kiev rêve lui-même de les désarmer, étant donné que des conflits avec eux ont d’ores et déjà éclaté.

Plus important encore cependant est la demande d’abandonner les bâtiments occupés et l’enlèvement des barricades dans les rues et places. Si cette stipulation est remplie, cela signifiera l’auto-liquidation des républiques de Donetsk et Lougansk, et le retour des administrateurs nommés par Kiev à leurs anciens postes. Ceci en dépit du fait que ce sont précisément ces nominations qui ont provoqué le soulèvement. Pour diriger les provinces du sud-est, Kiev a nommé des oligarques haïs du peuple, donnant à ces figures une autorité politique en sus de leur pouvoir économique.

Il est à noter que ce point n’est pas compensé par la moindre concession contraire. Rien, par exemple, n’est dit sur Kiev annulant ses soi-disant opérations antiterroristes en Ukraine orientale, et il n’y a pas d’indice que les unités militaires doivent être retirées des endroits où elles sont habituellement stationnées. Ceci serait parfaitement logique, étant donné l’échec patent de ces opérations et la décrépitude de l’armée.

En somme, Moscou a signé un accord qui prévoit la capitulation du soulèvement, en échange d’une promesse abstraite d’entamer un processus constitutionnel ouvert et « inclusif », et ne propose pas même des pourparlers directs avec les insurgés ! Naturellement, les représentants du gouvernement ukrainien n’ont pas été appelés à donner de gages clairs sur la manière avec laquelle les préparatifs à cette réforme seraient effectués.

Les diplomates russes avaient une telle hâte de signer l’accord de Genève avec Kiev qu’ils ne prirent pas même la peine d’exiger la levée de la déplorable interdiction d’entrée sur le territoire ukrainien aux adultes mâles de la Fédération de Russie. Ceci en dépit du fait que cette interdiction contredit toutes les normes internationales et revient à une violation directe et flagrante des droits de l’homme, comme les négociateurs russes auraient dû le rappeler en présence des représentants occidentaux.

La Kiev officielle ne mit pas longtemps à exploiter les opportunités qui lui étaient données. Le Premier Ministre Arseny Yatsenyuk accumulait les menaces contre les rebelles de Donetsk et Lougansk, exigeant leur reddition immédiate et se référant à l’accord de Genève, dans le cadre duquel « la Russie a été forcée de condamner l’extrémisme ».

L’arrestation de Konstantin Dolgov, l’un des dirigeants d’Unité Populaire, la coalition de centre-gauche de Kharkov ; les attaques de Praviy Sektor sur les points de contrôle de la république de Donetsk ; et les actes de répression sur les activistes, faits qui suivirent tous immédiatement la signature des accords de Genève, confirmèrent que Kiev n’avait en tête ni dialogue démocratique ni arrangement pacifique. Même si le gouvernement de Turchinov et Yatsenyuk avaient été prêts à faire des concessions, ils en auraient été empêchés par les nationalistes radicaux, sans le soutien desquels le nouveau régime ne pourrait plus exister.

Pour leur part, les dirigeants de la république de Donetsk déclarèrent qu’ils étaient contents d’observer l’expression, dans l’accord de Genève, d’un « changement de position des pays de l’Ouest en rapport aux événements ukrainiens. » Mais étant donné que les représentants de la république n’avaient pas été invités à la conférence de Genève, et n’avaient pas signé le document, les dirigeants de Donetsk ne s’estimaient pas liés par celui-ci.

« Nous sommes forcés de déclarer que nos avertissements concernant la nullité juridique et l’absurdité politique d’un dialogue de ‘toute l’Ukraine’ sans la participation des représentants légitimes de l’Ukraine orientale et de la République Populaire de Donetsk, se sont malheureusement avérés pleinement justifiés. Ignorer la volonté du peuple du Donbass a eu un dénouement tristement prévisible : les résultats des discussions peuvent être uniquement qualifiés d'assortiment de plaidoyers futiles et semi-cohérents, impossibles à réaliser en pratique, dirigés par d’obscures figures à des anonymes, et sujets à une application sur une période indéterminée par une méthode inconnue. Actuellement ces appels ne reflètent ni les réalités politiques, ni la nouvelle situation légale qui ont émergé depuis la proclamation de la République Populaire de Donetsk, sur le territoire de laquelle ils n’ont pas force légale. »

L’accord de Genève ne sera pas appliqué. Comment quiconque peut-il forcer des gens à mettre en application un tel accord quand ces gens ont tout juste commencé à sentir leur force ? Quand les tanks rebroussent chemin et fuient devant eux ? Quand ils sont capables de faire s’arrêter des colonnes d’armée simplement par des huées et des obscénités ? Le peuple ne va pas abandonner ses positions juste parce que des messieurs importants à Genève, sans rien demander à ceux effectivement présents sur le terrain, ont pris sur eux de décider du destin des autres.

Pour quiconque à Donetsk, Lougansk, Odessa, Kharkov (et même Kiev) a entretenu l’espoir que la Russie de Poutine résoudrait tous les problèmes par son intervention solidaire, les événements récents auront été une déception qui devrait leur donner à réfléchir. Mais cette déception va simplement bénéficier au mouvement. Non seulement la révolution doit-elle compter sur ses propres forces, mais elle a déjà suffisamment de force pour être victorieuse. Cela est particulièrement vrai étant donné que, nonobstant la position tenue par le Kremlin, la sympathie de la société russe reste du côté du peuple insurgé d’un pays fraternel.

En ce qui concerne la Russie elle-même, les couches dirigeantes sont au risque de rester dans le trou qu’elles se sont elles-mêmes creusé à grand-peine. En abandonnant leurs positions sur la question ukrainienne, ils tournent vers eux-mêmes le sentiment patriotique qu’ils ont nourri par tous les moyens imaginables au cours des derniers mois. Bien sûr, aucun fait ne convaincra jamais ceux qui considèrent Poutine comme un héros irréprochable ou au contraire comme un méchant de conte de fée. Mais ceux-là, même s’ils remplissent 70 pour cent de l’internet avec leurs divagations, restent néanmoins une minorité.